8/31/2015

Sa propre fin

Quand une situation vous échappe, il est évidemment tentant de baisser les bras, dit le Visiteur. Vous vous dites: arrêtons les frais, il n'y a plus rien à faire, etc. Et la vengeance? Vous oubliez la vengeance. Réfléchissons donc un peu à la vengeance. Elle peut survenir dans le cadre d'une guerre, mais elle-même, il faut le souligner, est extérieure à la guerre (au sens, au moins, où l'entend Clausewitz: la guerre comme "acte de violence destiné à contraindre l'autre à exécuter notre volonté"*). Ce n'est pas un acte de guerre. Vous ne cherchez ici à contraindre personne. Ce n'est pas non plus un acte politique. La vertu première, en politique, est la vertu de prudence (Aristote). Or la prudence ne joue ici qu'un rôle secondaire. Si l'on se venge, ce n'est pas parce qu'on estimerait soi-disant "prudent" de le faire. On le fait, parce qu'on pense, à tort ou à raison, qu'aucun crime ne doit rester impuni. Celui-là en particulier. Pour le reste, il ne faut évidemment pas agir n'importe comment. Il convient en particulier d'éviter toute précipitation. La vengeance, dit-on, est un plat qui se mange froid. Au besoin, donc, mettez-la au congélateur. Prenez votre temps, attendez qu'une occasion se présente (en grec, kairos). Lisez du grec. Pensez aussi à votre propre sécurité. Etc. Tout cela, assurément, relève de la prudence. Mais l'acte lui-même, encore une fois, non. La vertu dont il relève n'est pas la prudence, mais la justice. Certains disent: à quoi bon, qu'est-ce que cela changera? Rien, bien sûr. La vengeance est à elle-même sa propre fin. Fais ce que dois advienne que pourra. Vous êtes la colère de Dieu.

* Clausewitz, De la guerre, I, 1, § 2.




8/30/2015

Contrôle

Les routes étaient sous contrôle, les aéroports aussi bien sûr, mais pas les trains, dit l'Avocate. ll y avait là une faille évidente: les gens en profitaient pour voyager anonymement. Cela ne pouvait pas durer. Les premières mesures se profilent donc à l'horizon. Ainsi, pour acheter ton titre de transport, il te faudra désormais justifier de ton identité. Tiens, il vient de prendre un billet pour …, qu'est-ce qu'il peut bien faire là-bas ? En plus, il est accompagné: c'est qui encore, celui-là? Ils alimenteront ainsi leurs banques de données. A terme, les billets de train seront purement et simplement supprimés. Les Suisses, toujours à la pointe en ce domaine*, planchent depuis plusieurs années déjà sur un projet de numérisation généralisée du contrôle des passagers. Ils ont parfois de bonnes idées, les Suisses. Au-delà encore, vous avez la reconnaissance faciale. A la mi-janvier 2012, le FBI a inauguré un service de reconnaissance faciale à l'échelle nationale étatsunienne**. Ou je me trompe fort, ou nous aurons nous aussi très vite un tel service de reconnaissance faciale. A quoi servent les attentats. Je ne sais pas si tu as remarqué, dit l'Ethnologue, mais depuis quelque temps déjà les gens achètent beaucoup de vélos (électriques ou non). Il y a des vélos partout. T'es-tu demandé pourquoi?

* Voir "Priorité", 10 avril 2015; "Plus lent", 11 avril 2015.
** www.nextgov.com (octobre 2011).




8/15/2015

Ces prochaines années

Carl Schmitt ne parle pas seulement de l'ami et de l'ennemi*, dit le Visiteur. Sa réflexion porte aussi sur les formes de guerre actuelles, en particulier le terrorisme. A ce sujet, il fait une remarque intéressante. La civilisation, dit-il, n'est guère favorable au développement du terrorisme. Les Européens civilisés, en particulier, éprouvent toutes sortes de réticences à son endroit. Il cite en exemple l'épisode de l'OAS, à la fin de la guerre d'Algérie. L'échec historique de l'OAS peut s'expliquer de plusieurs manières, mais le facteur civilisation est sûrement à prendre en compte**. Les sauvages n'ont pas trop de problèmes avec le terrorisme, les civilisés, en revanche, oui. Les Européens de 2015 ne ressemblent guère à ceux d'il y a un demi-siècle, dit le Cuisinier. Regardez-les avec leurs smartphones. Justement, dit le Visiteur: peut-être les dirigeants se verront-ils contraints, ces prochaines années, à réintroduire le grec et le latin à l'école. Et tout le reste: lire, écrire, compter, etc. Non par sympathie particulière pour la civilisation, ne rêvons pas : tout simplement pour sauver leur peau.

* Voir "Si, moi", 1er août 2015.
** Théorie du partisan, Calmann-Lévy, 1972.



8/08/2015

Nombre de grands dirigeants

C'est la page d'accueil du Département de philosophie de l'Université de …, dit l'Avocate: "Etudier la philosophie est excellent pour faire carrière. L'intérêt professionnel des études de philosophie est reconnu jusque dans la finance. Nombre de grands dirigeants sont diplômés de philosophie." Etc. Je n'invente rien. Il faut aussi lire le début: "Le Département de philosophie de l'Université de … a fait preuve d'une capacité exceptionnelle à obtenir des sources tierces de financement. Depuis 2000, le Département de philosophie a levé plus de 18 millions de ... pour ses projets de recherche". On comprend mieux après cela qu'ils puissent dire que l'intérêt professionnel des études de philosophie est reconnu jusque dans la finance. C'est le contraire qui surprendrait. La philosophie universitaire, en son acception aujourd'hui dominante, n'a plus grand chose à voir avec ce qu'on entendait autrefois par philosophie, dit le Visiteur. C'est une branche de l'ingénierie sociale, rejoignant en cela le marketing, la science de la communication, d'autres formes encore de Social learning. Il faut la prendre pour ce qu'elle est, un instrument de pouvoir, plus spécifiquement encore d'aide à l'intériorisation des nouvelles normes liées à la mondialisation économique. La philosophie n'est d'ailleurs pas seule en cause. On pourrait en dire autant d'autres disciplines académiques ou pseudo-académiques: la psychologie (1), la science politique, etc.

(1) Voir "Retournement", 3 septembre 2008.




8/01/2015

Si, moi

Tu as raison de t'intéresser à ces choses, dit l'Ethnologue. Je parle du Rapport du Grütli*. Au passage, je te signale l'exposition commémorative**. Vas-y, c'est plutôt bien fait. Je l'ai visitée dimanche dernier. Il y avait du monde, dit l'Ecolière? Personne, dit l'Ethnologue. Si, moi. Mais à part moi, personne. Ne t'étonnes pas, c'est tout à fait normal. Qu'en ont-ils à faire, tes compatriotes, du Rapport du Grütli? Mais je dirais surtout ceci. Qui est aujourd'hui le sujet de la guerre? Jusqu'à une époque récente, c'était l'Etat. C'était lui le sujet de la guerre. Lui et personne d'autre. C'est lui qui déclarait la guerre, mais aussi signait la paix. Aujourd'hui, les choses ont changé. Regarde autour de toi. De plus en plus, aujourd'hui, le sujet de la guerre, c'est l'individu lui-même: toi-même, donc. Toi, moi, chaque individu en fait. C'est lui l'instance décisionnelle. L'Avocate t'a expliqué l'autre jour qui était Guisan. Guisan était général. C'est lui, il y a 75 ans, qui a levé l'étendard de la résistance. Eh bien, je dirais: chaque individu est aujourd'hui à lui-même son propre Guisan. Le Rapport du Grütli, tu te le fais à toi-même. Bref, je trouve très symbolique le fait de m'être retrouvé tout seul dans cette salle d'exposition. Cela s'accorde à la réalité. C'est quoi l'instance décisionnelle, dit l'Ecolière? Celle qui dit qui est l'ennemi, dit l'Ethnologue. La discrimination de l'ami et de l'ennemi est le critère du politique, disait Carl Schmitt. Il faut toujours partir de là. Aujourd'hui, l'Etat ne fait plus de politique. A toi de prendre le relais.

* Voir "Répéter", 25 juillet 2015.
** Château de Morges (Suisse), jusqu'au 29 novembre 2015.