1/16/2007

Des airs absents

Les gens ne sont pas aveugles, dit l'Avocate. Tout ce que tu vois, les autres le voient comme toi. En revanche, ils ne tiennent pas à ce que cela se voie. Ils ne veulent pas, si tu préfères encore, qu'on voie qu'ils le voient. Ni par conséquent non plus qu'on voie ce qu'ils pensent lorsqu'ils le voient. Car, bien sûr, cela aussi se voit. Or, justement, ils ne le veulent pas. Ils ne veulent pas que cela se voie (ce qu'ils pensent). Leurs pensées, ils préfèrent les garder pour eux-mêmes. Pourquoi donc, me demanderas-tu? Simplement parce que la vie est déjà assez compliquée comme ça. Ils ont déjà bien assez d'ennuis. Tout ce qu'ils voient, donc, ils font semblant de ne pas le voir. Ils prennent des airs absents, feignent d'avoir l'esprit ailleurs. Ils ont l'oeil vide, un peu comme ces jolies filles qui se savent regardées mais ne veulent pas rendre leur regard aux hommes qui les regardent. Et leur regard se perd ainsi dans le lointain. Comme aussi certains snobs quand ils vous croisent dans la rue, mais ne veulent pas donner l'impression de vous connaître (car, à leur goût, vous n'êtes pas assez haut placé dans l'échelle sociale). C'est très bien décrit chez Proust. Mais ils voient tout cela très bien. Je dis bien, tout. Le voient, et même l'enregistrent avec un soin particulier. Ils n'ont guère besoin pour cela de banques de données, leur propre cerveau leur en tient lieu. Ils retiennent tout: noms, lieux, dates, etc. Et le jour venu...

1/11/2007

Tu veux faire quoi?

J'étais l'autre jour dans le train, dit l'Economiste. En fait c'était le soir. Il en est monté un à une station intermédiaire. Tout de suite il s'est mis à téléphoner, les pieds sur la banquette d'en face. Il parlait si fort que les conversations dans le wagon se sont très vite arrêtées. Toutes les conversations. De vrais braiments. Un couple s'est d'abord éclipsé, puis le reste du wagon. Tous sont passés dans le wagon d'à côté. Que pouvaient-ils faire d'autre, dit l'Avocate? Lui faire une remarque? Essaye un peu pour voir. On sait comment ça commence, on ne sait jamais comment ça finit. Ensuite, devant un tribunal, c'est toujours toi qui auras tort. Moi je paye mon billet, eux non, dit le Collégien. Tu m'expliques pourquoi? Volontiers, dit l'Avocate. Ca s'appelle le droit du plus fort. Ton prof te dira peut-être que ce n'est pas un vrai droit, à mon avis il se trompe: c'en est un tout à fait vrai, le principal même, peut-être. Ainsi, entre 40 et 44... J'en ai vraiment marre, dit l'Economiste, et quand je dis ça je le dis sérieusement. Encore une fois, tu veux faire quoi, dit l'Avocate: avoir ton nom dans le Journal? L'entendre revenir en boucle dans l'Emission (avec un commentaire approprié de l'Activiste)? Tu cherches quoi: que les flics, à l'impromptu, débarquent chez toi au petit matin? Te prennent tes empreintes génétiques? Non, laisse les choses se faire. Elles se feront très bien toutes seules. Le moment venu.

1/06/2007

Imagine les conséquences

A mon avis ils s'illusionnent, dit le Sceptique. Ils connaissent mal les nouvelles générations. Il y a vingt-cinq ans encore, peut-être, ç'aurait donné des résultats. Aujourd'hui j'ai des doutes. Si tu veux mon avis, c'est encore trop compliqué pour eux: ça leur passe au-dessus de la tête. Très au-dessus, même. Regarde un peu là-bas, de l'autre côté de la place. Oui, là-bas, tu m'as bien compris. Ces gens-là ou d'autres, n'importe lesquels. S'ils réussissent à déchiffrer le nom de la Cheffe, ce serait déjà bien. Comment faire plus simple encore, dit l'Auditrice? Tu peux toujours, dit le Sceptique. Ce n'est pas en soi un problème. A la limite, tu mobilises des psys, ou encore des spécialistes du fonctionnement du cerveau. Pour ce genre de choses, l'argent ne fait jamais défaut. Au besoin on fera une demande au Fonds national de politologie appliquée. Comment, tu ne connais pas le Fonds national de politologie appliquée? C'est eux, il y a une quinzaine d'années, qui avaient financé une recherche sur l'Epouvantail. Recherche est peut-être un grand mot. Mais, enfin, ça s'appelait comme ça. Un ouvrage en était même sorti, ils s'étaient mis à six pour l'écrire. Six, tu te rends compte. Sans compter le Ministre, qui s'était fendu d'une préface. Je proposerais cette fois qu'on porte l'effectif à vingt-cinq. Beaucoup de jeunes chercheurs, comme tu le sais, sont actuellement au chômage. On pourrait aussi, c'est juste une idée, réintroduire l'apprentissage de la lecture à l'école, dit l'Auditrice. Qu'en penses-tu? Ta suggestion est intéressante, dit le Sceptique. Elle mérite réflexion. Ca m'étonnerait quand même qu'ils la retiennent. Imagine les conséquences.

1/04/2007

En plus élémentaire

Tiens, dit l'Auditrice, le Journal se diversifie. Je parle du gratuit. Ca ressemble beaucoup au payant, sauf justement que c'est gratuit. Le problème est le suivant, dit l'Ethnologue. Comme tu le sais sans doute, les jeunes en âge de voter rencontrent aujourd'hui de grandes difficultés en lecture. Le Journal lui-même est devenu trop compliqué pour eux. Donc ils ne le lisent plus. Selon certaines enquêtes, ils seraient même de moins en moins nombreux à regarder la télévision. Néanmoins, comme je viens de le dire, ils votent, en sorte qu'on ne saurait complètement s'en désintéresser. On le voudrait bien, mais ce n'est pas possible. On ne saurait en prendre le risque. D'où l'idée du gratuit. Le concept en est simple. On y trouve la même propagande que dans le payant, mais en plus primitif encore. Prends le numéro d'aujourd'hui, par exemple. A première vue, ça ne sort pas trop de l'ordinaire: sexe, sport, people et compagnie. Tu remarqueras quand même qu'un nom revient à plusieurs reprises dans ce numéro: celui de notre Cheffe bien-aimée: en pages 1 et 2 (des jeunes des quartiers lui demandent de bien vouloir leur accorder son soutien pour la construction d'un terrain de foot), et à nouveau en page 13 (la Cheffe a maintenant sa plaque de chocolat personnelle, un emballage spécial à son nom). Les jeunes, le foot, le chocolat, le tout associé au nom de la Cheffe, c'est ça le gratuit. Tu répètes l'exercice une dizaine de fois, et ça finit par s'imprimer dans leur tête (ou ce qu'on désigne de ce nom). Petit rappel, au cas où tu l'aurais oublié: les élections ont lieu cette année.

1/01/2007

Au bout d'une corde

A Nuremberg, dit l'Etudiante, les vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale pendirent un certain nombre de dignitaires nazis, des gens coupables de crimes de guerre et contre l'humanité (1). Dis-moi juste, que se serait-il passé si Truman, Churchill et Staline avaient eu à répondre de leurs propres crimes, bien réels eux aussi, devant un tribunal international, pas celui-là, bien sûr, mais un autre, imaginaire peut-être, jugeant en équité? Crois-tu que cela se serait tellement bien passé pour eux? Comme tu le relèves toi-même, dit l'Avocate, de telles juridictions sont imaginaires. Cela n'existe pas, et n'a jamais existé. Ou alors cite m'en une: une seule. Saddam n'était assurément pas un saint, dit l'Etudiante. Je ne le défends pas. Cela étant, personne n'est encore venu demander de comptes aux gens d'en face, leur en demander pour les crimes en grand nombre dont eux-mêmes se sont rendus coupables au cours de cette guerre, l'utilisation d'armes à uranium appauvri par exemple. Pense aussi au blocus irakien des années 90, plus de deux millions de victimes, dont un million d'enfants. Ou encore, en 1999, à la guerre de Serbie. Malheur au vaincu, dit l'Avocate. Je me réjouis du jour où l'on verra un président des Etats-Unis se balancer au bout d'une corde, dit l'Etudiante. Vraiment je me réjouis. Patience, dit l'Avocate.

(1) Publié une première fois le 1er Janvier 2007.