10/25/2006

L'Autre

Le Grand Inquisiteur imite en fait la modernité chrétienne, dit l'Avocate. L'imite, ou la singe, si tu préfères. Et donc, inévitablement aussi, la compromet, la compromet, même, assez gravement. Un bon exemple en est l'instrumentation actuelle du thème de l'Autre dans le discours officiel, l'Autre qu'on accueille ou qu'il faut accueillir, qu'il faut surtout comprendre en tant qu'Autre, reconnaître dans sa "différence", etc. Tu connais toutes ces choses, on en a plein les mains. A l'Emission, ça commence à 4 heures du matin pour se terminer à la même heure le lendemain. En lui-même, l'accueil de l'Autre est une valeur chrétienne (au même titre que la justice, le partage eucharistique, la tolérance, la paix, l'écoute, l'esprit d'ouverture, etc.). Mais les gens savent en même temps très bien ce que recouvre aujourd'hui cette expression stéréotypée, quelle en est la traduction historique concrète. Là encore, la vérité s'écrit en gros caractères. Et elle n'est pas belle. Rien d'étonnant dès lors si le discours sur l'Autre n'émeut plus aujourd'hui grand monde. Les gens sont fatigués de ces choses, en ont, à vrai dire, par-dessus la tête. Au mieux elles leur sont indifférentes, au pire les écoeurent. Dès qu'ils entendent certains mots, ils tournent le bouton. Comment en irait-il autrement? On ne peut pas tromper indéfiniment les gens, leur raconter n'importe quoi. Le Grand Inquisiteur fait ainsi d'une pierre deux coups: il récupère à son profit certains thèmes chrétiens, tout en contribuant efficacement à les déconsidérer. C'est peut-être ça encore le pire. Quand tu vois ce que représente aujourd'hui l'accueil de l'Autre, à quoi exactement ça correspond, tu n'as évidemment plus du tout envie de l'accueillir. Tu te refermes sur toi. Oui, effectivement, c'est ça le pire.

10/15/2006

Au-delà du bien et du mal

Il est difficile de parler du mal, dit le Métaphysicien. Serais-tu d'accord pour dire que, contrairement à "Satan", le Grand Inquisiteur fait croire à l'humanité qu'elle est au-delà du bien et du mal? C'est un thème chrétien, dit l'Auteur. Paul dit que nous sommes passés du règne de la loi à celui de la grâce. En ce sens, il se situe au-delà du bien et du mal. On pourrait en dire autant du Christ. Lui aussi est au-delà du bien et du mal. Que nous obéissions ou non à la loi, nous sommes tous pécheurs. Tous pécheurs, donc aussi, dirait-il, tous tributaire de la grâce pour échapper au péché. D'une manière générale, le Christ critique les gens assis sur leurs principes. Il en appelle à l'esprit contre la lettre, etc. Le Grand Inquisiteur reprend ce discours à son compte, mais pour en subvertir le sens. Quand il fait croire à l'humanité qu'elle est au-delà du bien et du mal, il n'en appelle pas à l'esprit contre la lettre, ce n'est pas du tout ça sa préoccupation. Sa préoccupation est tout autre: il veut se faire reconnaître le droit d'agir comme bon lui semble. Sa pensée est celle de Kirilov dans les Possédés: "Si Dieu n'existe pas, tout est permis". Bref, le Grand Inquisiteur n'est en aucune manière contre la loi, il est tout à fait pour. Mais il veut en déterminer lui-même le contenu ("fiat pro ratione voluntas").

10/10/2006

Prendre rendez-vous

Le plus simple encore est de prendre rendez-vous, dit l'Avocate. Ce sont des professionnels, en règle générale ils comprennent assez vite. L'important est de leur montrer que tu parles sérieusement, que ce ne sont pas des paroles en l'air. En d'autres termes, ils ne doivent pas douter de ta résolution. Parfois même on n'a pas besoin de prendre rendez-vous: ça se passe tout seul (dans leur tête). Le Sceptique, par exemple, n'a pas eu besoin de prendre rendez-vous. Ils le connaissaient déjà très bien, ils savaient très bien à qui ils avaient affaire, je veux dire, de quoi il était capable. De quoi savaient-ils qu'il était capable, demanda l'Auditrice? Cinq ou six ans plus tôt, il avait fait un certain nombre de choses, dit l'Avocate. Ils n'ont jamais réellement pu prouver que c'est lui qui les avait faites. Mais ils avaient de bonnes raisons de le penser. Or, à l'époque, elles leur avaient causé des problèmes. A partir de là, ils se sont dit que ce qu'on a déjà fait une première fois, on est en principe capable de le refaire une seconde, peut-être même une troisième, etc. Ils ont donc préféré le laisser tranquille. Il faut en revenir aux fondamentaux, dit le Colonel. La dissuasion ne fonctionne pas seulement du fort au fort mais du faible au fort. Cela n'a naturellement rien d'automatique. La dissuasion ne fonctionne pas à partir de rien. Même très faible, le faible doit quand même disposer d'une certaine force, ce qu'on appelle justement la force de dissuasion. On ne doit pas non plus avoir froid aux yeux. Car, en cas d'échec de la dissuasion, le faible est rayé tout simplement de la carte. Il disparaît. Mais le fort risque de son côté de rester lourdement handicapé. Ce n'est pas un sort très agréable. Normalement, donc, je veux dire: si le fort n'est pas seulement fort mais raisonnable, la dissuasion devrait exercer son effet.

10/06/2006

La vérité

En soi, ce n'est pas un problème, dit le Sceptique. Il est relativement facile de tourner la censure. On ne te demande pas d'être un virtuose, il suffit de bien choisir tes mots. En règle générale, les gens savent assez bien lire entre les lignes. Ou encore te comprennent à demi-mot. Ils savent aussi très bien interpréter ton silence. Quand tu ne parles pas de certaines réalités, ils en viennent tout naturellement à se demander pourquoi tu n'en parles pas. Et relativement vite, ils trouvent la réponse. Prends par exemple Machiavel. Il a, certes, beaucoup écrit, mais comme l'a bien montré Leo Strauss, c'est surtout dans ses silences qu'il s'exprime. C'est là qu'il dit le plus de choses. Et donc il faut aller au-delà du texte,  voir ce qui se cache derrière le texte. L'habitude s'en acquiert assez vite. Mais laissons de côté Machiavel. Avant tout il y a l'expérience, l'expérience vécue des gens. La vérité, crois-moi bien, tout le monde la voit. Tout le monde la voit, parce qu'elle s'écrit en gros caractères, si gros même qu'il faut être réellement  aveugle pour ne pas la voir. Il est très difficile aussi d'abuser les gens. Les gens sentent en fait très bien, quand on leur parle, si ce qu'on leur dit est vrai ou faux. Ecoute un peu la Cheffe (ce n'est qu'un exemple). Rien qu'à son ton de voix, tu sais déjà qu'elle ment. Elle aurait beau suivre des cours pour apprendre à mieux mentir (elle en suit), ça transparaîtrait quand même. C'est rédhibitoire. Certains, il est vrai, avec ou sans cours, réussissent à donner le change. Mais ils sont rares. Et ça ne dure jamais très longtemps. Ils se démasquent assez vite.

10/04/2006

Compare un peu

Il faut quand même être juste, dit l'Auditrice. Souviens-toi, ils ont invité une fois Chahdortt Djavann, tu sais: l'auteur de Que pense Allah de l'Europe. Ca, tu ne peux pas le nier. Effectivement, dit l'Ethnologue, ils ont invité une fois Chahdortt Djavann. A l'époque, je le reconnais, ça m'avait moi-même surpris. Je me demandais ce qui se passait. Et alors? C'est l'exception qui confirme la règle. On pourrait aussi parler d'alibi. Quand on les accuse de ceci ou de cela, ils peuvent toujours rétorquer: c'est faux, nous invitons aussi Chahdortt Djavann. Oui, ils l'ont invitée. Une ou deux fois peut-être, je ne sais pas. Mettons trois. Compare un peu maintenant avec le nombre de fois où ils ont invité le Frère, l'Intellectuel, le Théologien, l'Enseignant, le Prédicateur, etc. Plus un nombre indéterminé de sympathisants, en bon français de compagnons de route. Là encore, comment ne pas faire la comparaison avec ce qui se passait à l'époque du communisme? D'un côté il y avait la routine, le train-train quotidien, les euphémismes à n'en plus finir, mais de temps à autre aussi, quand même, ils invitaient un mal-pensant, quelqu'un appelant un chat un chat, n'hésitant pas, le cas échéant, à citer Robert Conquest, Soljénitsyne ou Raymond Aron. Evidemment ils enrageaient, ça les faisait grimper au mur, mais ils savaient que c'était le prix à payer. Ils étaient ainsi couverts. Personne, ensuite, ne pouvait plus les accuser de rien. Ce système s'est perpétué jusqu'à la chute du mur de Berlin. Ensuite évidemment, comme il n'y avait plus d'enjeu, ça s'est arrêté. Maintenant ça repart. Ils n'ont fait que changer de disque.

10/01/2006

Cela étant...

Cela étant, les conceptions philosophiques du pape ne sont pas exactement les miennes, dit l'Auteur. Sa conception du logos, en particulier, prête à contestation. Quand Jean parle du logos, le logos auquel il se réfère ne désigne pas simplement la raison, c'est beaucoup plus que la raison. C'est Dieu s'invitant parmi les hommes, s'invitant parmi eux pour les refaçonner, les renouveler de l'intérieur. On est très loin ici de l'hellénisme. La rupture est plus manifeste encore chez Paul, car, en l'occurrence, elle est pleinement consciente d'elle-même. Ce n'est pas en vain que Paul oppose, comme il le fait, sa propre prédication ("scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs") à ce qu'il appelle la "sagesse humaine". Une chose est la sagesse humaine (les "discours persuasifs de la sagesse", dit-il encore), autre chose la sagesse de Dieu. Or, précise-t-il, la sagesse de Dieu est "puissance de Dieu", elle est "justice, sanctification et délivrance". C'est ça la grande nouveauté. Contrairement au logos grec, le logos chrétien s'analyse comme "justice, sanctification, délivrance". C'est un instrument de transformation de la réalité. Or, en lisant le texte du pape, on se rend immédiatement compte que sa conception du logos est beaucoup plus grecque que chrétienne. Pour lui le logos s'identifie purement et simplement à la raison, à la raison et à rien d'autre. C'est la position thomiste. Avec saint Thomas, en effet, on assiste à une ré-hellénisation du logos chrétien. C'est un retour en arrière. Le pape est tout à fait dans cette ligne.

Ne pas tout mélanger

Tous défilent à la queue leu leu, dit l'Ethnologue: le Frère, l'Intellectuel, le Théologien, l'Enseignant, le Prédicateur, etc. Le Frère, en particulier, leur fait grande impression. Ils sont toujours très contents quand ils peuvent l'interviewer. Quel honneur! Une telle personnalité! Ce n'est pas lui, en tout état de cause, qu'on pourrait accuser de double langage. Ne se déclarait-il pas, il y a peu, en faveur d'un moratoire dans l'application d'une diposition particulière de la charia, celle sur la lapidation des femmes adultères? Juste un moratoire, soit. Mais c'est toujours ça. C'est même énorme comme concession. Personne ne pensait qu'il irait un jour aussi loin. On doit prendre les gens comme ils sont, ne pas se montrer trop exigeant. Tu te demandais ce qu'était l'islam modéré. Eh bien le voilà, l'islam modéré. Il est là. Un moratoire. En plus, comme tu sais, le Frère ne s'occupe pas de politique: c'est un pur spirituel, il passe sa journée entière abîmé en prières, tout seul dans sa chambre. Et le Prédicateur? Soit, il y a une dizaine d'années, il avait fait pression sur les autorités pour obtenir l'interdiction de la représentation d'une pièce de Voltaire à H... Avec succès d'ailleurs. On avait parlé à l'époque de censure, mais il ne faut pas tout mélanger. L'islam n'est pas pour la censure, il veut simplement mettre hors-la-loi ceux qui le critiquent. C'est très différent.