12/31/2018

Elites

Tiens, écoute, dit l'Avocate*. On est en 1942. Juste cette phrase: "Car c'est une révolution, la plus grande de son histoire, que la France, trahie par ses élites dirigeantes et ses privilégiés, a commencé d'accomplir"**. Intéressant, non? C'est un discours de de Gaulle. Evidemment, 75 ans plus tard, cela résonne un peu étrangement. "La France, trahie par ses élites dirigeantes et ses privilégiés": qu'est-ce que ce charabia? De quoi parle-t-il? Et la révolution, dit le Collégien: imagine-t-on seulement les gens faire la révolution? C'est vrai, dit l'Avocate. Et même, qui se hasarderait à en parler? C'est pourtant bien ce que tu fais, dit le Collégien. C'est vrai encore, dit l'Avocate. Mais en même temps tu as raison: ce qu'il faudrait faire, on ne peut pas toujours le faire. Alors pourquoi en parler, dit le Collégien? Il est important de savoir ce qu'il faudrait faire, dit l'Avocate. Mais on ne peut pas le faire, dit le Collégien. Les deux choses sont importantes, dit l'Avocate: savoir ce qu'il faudrait faire, d'une part, qu'on ne peut pas le faire de l'autre. Bref, on ne peut rien faire, dit le Collégien. On est à l'époque de Néron, dit l'Avocate. Que faisait-on à l'époque de Néron? On se repliait sur la sphère privée. Fais la même chose. Replie-toi sur la sphère privée. Pense à toi-même d'abord: à toi et à ta santé. Ecoute les conseils du Colonel. Lis, promène-toi, observe, écoute de la musique. Pour l'instant encore au moins, il n'y a rien d'autre à faire.

* Publié une première fois le 4 juin 2017.
** Discours du 1er avril 1942.




12/27/2018

Mieux à faire

On est comme pris en tenailles, dit l'Ecolière. Ce n'est jamais très agréable d'être pris en tenailles. Nous avons deux ennemis prioritaires, dit le Colonel. Pas un mais deux. Mais l'un est plus prioritaire que l'autre. Plus prioritaire au sens où l'on ne saurait venir à bout du second sans s'être au préalable débarrassé du premier. C'est donc lui qu'il faut prendre en priorité. C'est une priorité temporelle. Une chose après l'autre. Et quand, comme c'est le cas aujourd'hui, ils unissent leurs efforts, dit l'Ecolière? Créent un état-major commun? Tu fais comment? Si tu dois te battre sur deux fronts, tu te bats alors sur deux fronts, dit le Colonel. Mais autant que possible, tu évites de le faire. C'est ce que je veux dire. En l'occurrence, je me tiendrais à l'écart. On préserve ainsi sa santé. Et au-delà, dit l'Ecolière? Au-delà, il faut être attentif au kairos, dit le Colonel. Autrement dit, à l'occasion, quand elle se présente. Etre prêt à la saisir. Mais quand elle se présente seulement. Le kairos, ce serait ce que tu disais l'autre jour*, dit l'Ecolière? Par exemple, dit le Colonel. Mais ce n'est pas limitatif. Les gens autour de moi s'impatientent, dit l'Ecolière. Eux c'est eux, toi c'est toi, dit le Colonel. Laisse-les prendre des risques si cela leur plaît. Toi, tu as mieux à faire.

* Voir "Par son nom", 19 novembre 2018.

12/23/2018

Sédition

Il faut en revenir à ces visites domiciliaires*, dit l'Ethnologue. Des députés se plaignent de ce qu'on vienne klaxonner à leur porte la nuit, cela les trouble dans leur sommeil. Parallèlement, des gens entrent dans les préfectures, parfois pour y mettre le feu. Il y en a même un, rendez-vous compte, qui a voulu entrer à l'Elysée. On l'a mis sous contrôle judiciaire. Il faut interpréter tout cela. L'ex-directeur de la Dégéèci, récemment créé ministre, traite les manifestants de "séditieux" et de "factieux"**. C'est le vocabulaire des dictateurs. Mais justement il dit une réalité. La réponse normale à l'instauration d'une dictature, à plus forte raison encore policière, effectivement, c'est la sédition. Allons plus loin. Lorsque des gens rendent visite la nuit à leur député, ou encore pénètrent en certains lieux de pouvoir (préfectures, ministères, Elysée, etc.), leur démarche s'inspire symboliquement de celle de l'Etat total: ce même Etat total qui a légalisé l'espionnage intérieur généralisé (sur Internet notamment), tout en s'arrogeant le droit d'entrer chez les gens à toute heure du jour et de la nuit pour y opérer des perquisitions (l'opposant Mélenchon en a récemment fait l'expérience, mais il n'est pas le seul). Elle s'en inspire et, en fait, l'imite. C'est la réponse du berger à la bergère. Puisqu'il n'y a plus aujourd'hui de sphère privée, celle-ci ayant été abolie par l'Etat total, on ne voit pas pourquoi l'Etat total échapperait au risque de se voir lui-même envahi et à la limite perquisitionné. Pourquoi non.

* Voir "Visites domiciliaires", 30 novembre 2018.
** France Info, 23 décembre 2018.

12/16/2018

Tendance

D'où vient cette hyper-violence, dit l'Ecolière: je parle de la violence policière? C'est sans équivalent ailleurs en Europe (au moins aujourd'hui: en remontant un peu dans le temps, on trouverait des points de comparaison). Qui plus est, tu l'auras remarqué, la police veille à ne jamais s'en prendre aux casseurs. Les gens qu'on gaze, sur lesquels on cogne un maximum, qu'on flash-balise avant de les mettre en garde à vue, etc., sont des non-casseurs: manifestants ordinaires, simples passants ou spectateurs, etc. Tu l'expliques comment? Les casseurs sont pour l'essentiel des petits chéris, dit l'Ethnologue. Tu ne voudrais quand même pas qu'ils s'en prennent aux petits chéris. Nos petits chéris. Première chose. Deuxième chose, ce qu'on demande à la police, ce n'est pas de prévenir les pillages et les déprédations. Evidemment non. Ce qu'on lui demande, c'est de prévenir les manifestations elles-mêmes, de dissuader les gens d'y participer. Pour cela il n'y a pas trente-six moyens. L'hyper-violence, en l'occurrence, a une fonction d'intimidation. Troisièmement, quand tu dis que cela ne se voit qu'en France, c'est inexact. Partout, aujourd'hui, en Europe occidentale, on assiste à une radicalisation (pour ne pas dire une fascisation) du système. La France a, certes, plusieurs longueurs d'avance en ce domaine (c'est dû à son histoire propre: 40-44, les guerres coloniales, etc.), mais ailleurs la tendance est la même. Le recours aux solutions policières est de plus en plus aujourd'hui la règle en Europe.



12/12/2018

D'ajustement

Et maintenant les fichés S, dit l'Ecolière. Eux aussi*, comme vous le voyez, sont de retour. Personne, vraiment, ne s'y attendait. Non, non, je ne plaisante pas. Est-ce au bon ou au mauvais moment, il me serait difficile de le dire. C'est peut-être la loi des séries, dit la Statisticienne. On voit ça parfois. Ou encore une variable d'ajustement, dit le Visiteur. En tout cas, ça nous changera des gilets jaunes, dit la Poire. On en avait vraiment assez, de ces manifestations. Tiens, je n'y avais pas pensé, dit l'Ecolière. Et dire que certains parlent d'opération de diversion, dit la Poire. C'est ignoble. D'autres vont même plus loin encore, dit l'Ecolière. J'en ai entendu un, il y a quelques jours, qui disait qu'on était à la veille d'un coup d'Etat*. Il faut vraiment être tombé sur la tête. Comme vous l'avez vu, ils ont décrété l'état d'urgence, dit la Poire. A mon avis c'est tout à fait insuffisant. Ils devraient aller beaucoup plus loin encore. Croyez-moi, vous ne serez pas déçue, dit l'Ecolière. Savez-vous ce que je pense, dit la Poire? Non, mais vous allez me le dire, dit l'Ecolière. On devrait interdire toutes ces manifestations, dit la Poire. Elles empêchent les forces de l'ordre de se consacrer entièrement, comme elles le devraient, à la guerre contre le terrorisme. Dites tout de suite que les gilets jaunes seraient objectivement complices des terroristes, dit l'Ecolière. On dit bien des terroristes qu'ils sont objectivement complices des dirigeants, dit la Poire.

* Voir "En application", 3 décembre.
** Voir "Après", 7 décembre.







12/07/2018

Après

Les dirigeants mettent en garde la population, dit l'Ethnologue: demain, disent-ils, il pourrait y avoir des morts. La phrase doit bien sûr être lue à l'envers. C'est une menace camouflée. Nous avons donné l'ordre de tirer. Reste à savoir ce qui se passera après. Beaucoup parlent de guerre civile. C'est, certes, une éventualité envisageable, mais je n'y crois pas trop. Les gens ne sont pas préparés à cela. Ce n'est pas non plus ce que veulent les dirigeants (même s'ils jouent avec cette possibilité-là: au sens où certains jouent avec le feu. S'ils en instrumentent la possibilité objective: pour justifier leurs exactions). Ce à quoi il faut plutôt s'attendre, c'est à un renforcement de la dictature actuelle. Logiquement, ils devraient décréter l'état de siège: non pas l'état d'urgence, l'état de siège. L'état d'urgence existe déjà maintenant. Ce sont les lois antiterroristes. Les dirigeants les utilisent, comme vous le savez, à des fins de contrôle social et d'intimidation. L'état de siège permet d'aller au-delà. Jusqu'où exactement, difficile de dire. Sauf que les dirigeants supportent de plus en plus mal d'être bridés dans leurs initiatives. Ce régime est un régime d'administration directe (Direct rule)*. Il a été mis en place pour faire un certain nombre de choses. Or, des frictions se font jour. Elles ont un effet de frein. Pour les dirigeants, c'est inacceptable. Time is money. Au fond, on est à la veille d'un coup d'Etat, dit l'Ecolière. Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit, dit l'Ethnologue.

* Voir "En marche (2)", 4 mai 2017.




12/03/2018

En application

Ouf, les petits chéris sont de retour, dit l'Epouse. Il n'était que temps. Juste au bon moment. Où donc étaient-ils passés? On se le demande. L'expression de divine surprise se légitime ici pleinement. Bon, il y avait la police. Mais la police elle-même donnait des signes de fatigue. En fait, de net relâchement: appelons les choses par leur nom. Quant à l'armée, chacun le sait, il n'y a plus un seul soldat aujourd'hui en France. Ils sont tous en Opex. Comprenez notre angoisse. Les bagages étaient prêts, nous avions déjà pris nos billets d'avion. Sauf que, grâce aux petits chéris, le régime a pu surmonter cette mauvaise passe. Que ferions-nous sans eux? Notre dette à leur égard ne saurait s'exprimer. Cela étant, il nous faut maintenant penser à l'avenir. La révolte est une chose, l'insurrection une autre. Une révolte, cela s'écrase. C'est ce qu'on vient de faire. L'insurrection, c'est plus délicat. La stratégie de la tension trouve ici ses limites. Il importe donc d'approfondir la réflexion, d'attaquer le mal à la racine. En premier lieu, pour cela, signer le pacte de l'ONU sur les migrations*. Je ne comprends d'ailleurs pas pourquoi cela n'a pas déjà été fait. Je l'ai dit à l'Apparatchik, il était d'accord avec moi. Ensuite, le mettre le plus vite possible en application. Comme ça au moins nous serons tranquilles. Nous pourrons enfin faire ce qu'on nous a demandé de faire, et le faire correctement, sans être à tout instant dérangés dans notre travail.

* Eric Ciotti, "Le pacte sur les migrations de l'ONU: vers un droit à l'immigration opposable", Le Figaro, 30 novembre, p. 20.