10/01/2016

Jan Marejko

Jan Marejko est mort à Genève le 21 septembre dernier, il avait 69 ans. Ce disciple de Raymond Aron et de Hannah Arendt laisse derrière lui une oeuvre importante: une quinzaine d'ouvrages, au carrefour entre la philosophie politique et la philosophie des sciences. C'était un vrai philosophe, un philosophe au sens premier, platonicien, du mot. Une expression revenait souvent dans sa bouche: "la vie de l'esprit". Il aimait la vie de l'esprit, et l'aimait pour elle-même: pour le plaisir même, la joie, qu'elle lui procurait. Il aimait aussi la liberté. Quand il s'exprimait, il le faisait toujours à la première personne: c'est moi qui parle: moi, et non quelque chose (ou quelqu'un) d'autre à travers moi: les livres que j'ai lus, par exemple. Il avait une pensée personnelle. Nietzsche dit: "Dans toutes les institutions où ne souffle pas l'air vif de la critique publique, il pousse une innocente corruption, comme un champignon (par exemple dans les corps savants, les sénats)"*. Jan Marejko avait eu le courage, au  début des années 80, de faire souffler, sur un certain nombre d'institutions, "l'air vif de la critique publique". Elles ne le lui ont jamais pardonné. L'accès à l'enseignement universitaire lui fut ainsi barré: une vraie injustice, pour l'appeler par son nom. Sur le moment même, il en conçut de l'amertume, mais il comprit vite qu'il payait ainsi le prix de sa propre liberté de pensée et de parole. C'était injuste, et en même temps complètement naturel, normal. C'est ainsi que fonctionnent les "corps savants, les sénats". Ils ne sauraient fonctionner autrement (et en payent, de leur côté, chèrement le prix: leur propre insuffisance, en tant que corps, justement, savants, ou soi-disant tels. Aujourd'hui, on évoquerait leur effondrement). C'est ce que veut dire Nietzsche quand il parle de "corruption". On pourrait aussi parler de vénalité. Dans son dernier roman, Soumission, Michel Houellebecq en fait une description saisissante. Jan Marejko n'avait, quant à lui, que mépris pour la pseudo-"scientificité" universitaire, et ce qui l'accompagne le plus souvent: l'esprit, effectivement, de soumission. Politiquement parlant, Jan Marejko venait de l'extrême gauche, plus exactement encore du trotskisme, mais il s'était, avec le temps, quelque peu "droitisé". Quelque peu. Car, au fond, il était resté très semblable à lui-même. On le vérifiait parfois à son ton de voix, à sa manière de parler. Dans les années 80, il avait rejoint les rangs du parti libéral genevois, un parti de centre-droit, mais on peut se demander s'il y était réellement à sa place. Lui-même, au demeurant, l'admettait volontiers : sa véritable famille d'esprit était plutôt la famille libertaire et écologiste. Il avait participé à Mai 68, et en était resté marqué. Non-baptisé, il s'était converti au christianisme, mais son approche propre du christianisme n'était rien moins que dogmatique. Il avait subi l'influence de la psychanalyste d'orientation lacanienne Marie Balmary (Le sacrifice interdit), qui réinterprétait les textes bibliques à la lumière de la thématique oedipienne (elle-même revisitée). S'il fallait le situer religieusement, je le situerais quelque part entre la spiritualité juive (Levinas), et la spiritualité orthodoxe (Dostoïevski, Chestov, etc.). La vertu d'espérance était chez lui centrale. Lui-même est parti, mais il nous reste son oeuvre: Le Territoire métaphysique, Cosmologie et politique, bien sûr aussi sa grande thèse sur Rousseau (Jean-Jacques Rousseau et la dérive totalitaire), etc. De grands et beaux livres et qui montrent, effectivement, que la vie de l'esprit n'est pas un vain mot**.

* Humain, trop humain, VIII, 468.
** Un hommage lui est rendu dans l'Antipresse (sur Internet), ce dimanche-ci 2 octobre, sous la plume de Slobodan Despot.