10/22/2016

"Voir du pays"

Il est généralement admis que les frontières, aujourd'hui, passent à l'intérieur des villes, dit l'Ethnologue. Mais il y a des exceptions: quand, par exemple, l'OTAN envoie des troupes en Afghanistan. Là, manifestement, on est très loin des villes. On a même tendance à les oublier. Dans Voir du pays, le film de Delphine et Muriel Coulin, des militaires français, justement, rentrent d'Afghanistan. A mi-parcours, ils font escale à Chypre, son ciel bleu, ses hôtels de luxe, etc. C'est l'île d'Aphrodite (aujourd'hui divisée en deux, rappelle quand même le film). Pendant trois jours, ils décompressent, participent à des thérapies de groupe, etc. Oui, car il faut leur remonter le moral. En Afghanistan, des collègues sont morts. Au fond, pourquoi ? Le colonel récite son texte: "Morts pour la France". La réalité est qu'ils sont morts pour rien, et tout le monde le sait. D'où un certain vague à l'âme. Des psys sont appelés en renfort, ils distribuent des questionnaires. Le film se focalise sur deux femmes-soldats, deux copines. Aujourd'hui, la guerre n'est plus un monopole d'hommes, les femmes aussi s'en mêlent. On en voit une à l'aéroport, elle traîne son volumineux paquetage, il est beaucoup trop lourd pour elle. Un collègue homme s'offre pour le lui porter. Là encore, on se heurte à la réalité. Le séjour à Chypre se passe d'ailleurs assez mal, les nerfs sont à vif. Des militaires en viennent aux mains, sortent des couteaux. L'une des deux filles manque de se faire violer. Etc. Le psy comme ultime recours. Mais il y a une limite à ce que peut faire un psy. Le psy ne peut pas donner du sens à ce qui n'en a pas.


10/18/2016

Survie

D'ordinaire, le médecin écoute, et c'est le patient qui se confie, dit le Cuisinier. Sauf que cette fois cela a été l'inverse. Il est dans la cinquantaine, regrette d'avoir autrefois choisi la médecine comme métier. Il aurait mieux fait d'en choisir un autre. Ses conditions de travail n'ont cessé de se dégrader depuis une quinzaine d'années. Tout est désormais minuté, chronométré. Le métier s'est complètement robotisé. J'essaye de relativiser. C'est pareil ailleurs, lui dis-je. Aucun secteur n'échappe aujourd'hui à la robotisation. Voyez l'enseignement, les professions juridiques, etc. Il m'écoute, mais ça n'a pas l'air de beaucoup le soulager. Il se plaint aussi de la dictature des caisses d'assurance. Elles se sont appropriés tous les pouvoirs: rationnement des soins oblige. On a intérêt aujourd'hui à ne pas tomber malade. Puis il se lâche. Le directeur régional de la santé publique, membre en vue (et à vie) de la suprasociété, gagne 300'000 euros par an, alors que lui-même, médecin, 15 ans de formation, sur la brèche du matin au soir, parfois même le week-end, ne gagne que 5'000 euros par mois. Je feins l'étonnement: 300'000 euros, dites-vous? Est-ce seulement possible? Il décrit ensuite ses patients. Stress, souffrance au travail, je n'arrive plus à suivre, docteur. Il parle de décomposition sociale, d'économie de survie. Allais-je lui dire que tout cela est voulu? Et ainsi de suite. Je remarque que quand les gens commencent à parler, ils ont peine à s'arrêter.


10/01/2016

Jan Marejko

Jan Marejko est mort à Genève le 21 septembre dernier, il avait 69 ans. Ce disciple de Raymond Aron et de Hannah Arendt laisse derrière lui une oeuvre importante: une quinzaine d'ouvrages, au carrefour entre la philosophie politique et la philosophie des sciences. C'était un vrai philosophe, un philosophe au sens premier, platonicien, du mot. Une expression revenait souvent dans sa bouche: "la vie de l'esprit". Il aimait la vie de l'esprit, et l'aimait pour elle-même: pour le plaisir même, la joie, qu'elle lui procurait. Il aimait aussi la liberté. Quand il s'exprimait, il le faisait toujours à la première personne: c'est moi qui parle: moi, et non quelque chose (ou quelqu'un) d'autre à travers moi: les livres que j'ai lus, par exemple. Il avait une pensée personnelle. Nietzsche dit: "Dans toutes les institutions où ne souffle pas l'air vif de la critique publique, il pousse une innocente corruption, comme un champignon (par exemple dans les corps savants, les sénats)"*. Jan Marejko avait eu le courage, au  début des années 80, de faire souffler, sur un certain nombre d'institutions, "l'air vif de la critique publique". Elles ne le lui ont jamais pardonné. L'accès à l'enseignement universitaire lui fut ainsi barré: une vraie injustice, pour l'appeler par son nom. Sur le moment même, il en conçut de l'amertume, mais il comprit vite qu'il payait ainsi le prix de sa propre liberté de pensée et de parole. C'était injuste, et en même temps complètement naturel, normal. C'est ainsi que fonctionnent les "corps savants, les sénats". Ils ne sauraient fonctionner autrement (et en payent, de leur côté, chèrement le prix: leur propre insuffisance, en tant que corps, justement, savants, ou soi-disant tels. Aujourd'hui, on évoquerait leur effondrement). C'est ce que veut dire Nietzsche quand il parle de "corruption". On pourrait aussi parler de vénalité. Dans son dernier roman, Soumission, Michel Houellebecq en fait une description saisissante. Jan Marejko n'avait, quant à lui, que mépris pour la pseudo-"scientificité" universitaire, et ce qui l'accompagne le plus souvent: l'esprit, effectivement, de soumission. Politiquement parlant, Jan Marejko venait de l'extrême gauche, plus exactement encore du trotskisme, mais il s'était, avec le temps, quelque peu "droitisé". Quelque peu. Car, au fond, il était resté très semblable à lui-même. On le vérifiait parfois à son ton de voix, à sa manière de parler. Dans les années 80, il avait rejoint les rangs du parti libéral genevois, un parti de centre-droit, mais on peut se demander s'il y était réellement à sa place. Lui-même, au demeurant, l'admettait volontiers : sa véritable famille d'esprit était plutôt la famille libertaire et écologiste. Il avait participé à Mai 68, et en était resté marqué. Non-baptisé, il s'était converti au christianisme, mais son approche propre du christianisme n'était rien moins que dogmatique. Il avait subi l'influence de la psychanalyste d'orientation lacanienne Marie Balmary (Le sacrifice interdit), qui réinterprétait les textes bibliques à la lumière de la thématique oedipienne (elle-même revisitée). S'il fallait le situer religieusement, je le situerais quelque part entre la spiritualité juive (Levinas), et la spiritualité orthodoxe (Dostoïevski, Chestov, etc.). La vertu d'espérance était chez lui centrale. Lui-même est parti, mais il nous reste son oeuvre: Le Territoire métaphysique, Cosmologie et politique, bien sûr aussi sa grande thèse sur Rousseau (Jean-Jacques Rousseau et la dérive totalitaire), etc. De grands et beaux livres et qui montrent, effectivement, que la vie de l'esprit n'est pas un vain mot**.

* Humain, trop humain, VIII, 468.
** Un hommage lui est rendu dans l'Antipresse (sur Internet), ce dimanche-ci 2 octobre, sous la plume de Slobodan Despot.